Définir les violences conjugales pour mieux les repérer

Que nous les vivions, qu’on nous les raconte ou qu’on les observe autour de nous, les violences conjugales sont encore mal identifiées et mal repérées. Pourtant très fréquentes – au regard des chiffres enregistrés ces dernières années – elles sont bien souvent minimisées voir banalisées par les individus. La raison ? Ce sujet demeure entouré de nombreux stéréotypes et idées reçues.

Quelques chiffres

Aujourd’hui en France, 1 femme sur 10 est victime de violences conjugales, c’est 1 femme sur 7 chez les moins de 25 ans. Les jeunes femmes sont particulièrement touchées : sur les 213 000 femmes victimes de violences physiques ou sexuelles de la part de leur conjoint ou ex-conjoint, 29% d’entre elles ont entre 18 et 29 ans. En Europe, les violences conjugales sont la principale cause de mortalité chez les femmes de 18 à 44 ans, devant le cancer et les accidents de la route. Le fait d’être jeune et d’être une femme sont des facteurs de risque, mais il y en a d’autres : avoir déjà subi des traumas, un accident, une agression ou plus globalement se trouver dans une période de fragilité. Ces facteurs de risques ne sont pas des facteurs prédictifs. Certaines périodes de vie peuvent nous rendre plus vulnérable face à un·e agresseur·se mal intentionné·e.

Ces chiffres peuvent vous paraître surprenant ou ne pas sembler correspondre à la réalité qui vous entoure. Pour les comprendre, il est important de bien saisir ce que sont les violences conjugales, leurs mécanismes et comment elles se manifestent.

Quelles sont les différentes formes de violences conjugales ?

L’Organisation Mondiale de la Santé définit les violences conjugales comme « Tout comportement qui, dans le cadre d’une relation intime, cause un préjudice d’ordre physique, sexuel ou psychologique. Notamment les actes d’agression physique, les relations sexuelles forcées, la violence psychologique et tout autre acte de domination ».

Comme indiqué dans cette définition, les violences peuvent revêtir plusieurs formes. Elles peuvent être psychologiques, verbales, économiques, sexuelles, administratives ou s’illustrer sous la forme de cyberviolences. Si les violences physiques sont souvent les plus spectaculaires, les plus visibles et celles qui seront le plus souvent condamnées, elles n’arrivent jamais seules. Elles s’inscrivent dans un terreau où d’autres violences leur ont préexisté. Ces dernières sont parfois moins évidentes à observer, comme les violences psychologiques et/ou sexuelles ou moins connues comme les violences économiques ou administratives. Cela consiste, par exemple, à priver une personne de ses ressources financières (intégralement ou en partie) ou encore à confisquer ses papiers d’identité.

Derrière la mécanique des violences conjugales : l’emprise

Une chose est sûre : la violence psychologique est préalable à la violence physique. Lorsque l’on parle de ces violences, il faut les voir comme un système, un piège qui se referme sur la victime. Olivier Clerc, dans « La grenouille qui ne savait pas qu’elle était cuite », nous dit : « Plongez une grenouille dans une casserole bouillante : elle s'échappera. Placez-la dans l'eau froide et chauffez à petit feu : elle s'habituera aux variations de température et restera tranquille jusqu'à se retrouver bouillie ». Il décrit ici les effets progressifs de l’emprise.

L’emprise est un système de domination qui se caractérise par une relation où une personne (toujours la même) va chercher à dominer l’autre dans le but de satisfaire ses désirs et en dépit des préjudices causés à l’autre personne.

Ce système ne pourra se mettre en place que parce qu’il s’instaurera de façon progressive. Différentes périodes vont alors se succéder. Cela débute par une phase de séduction où l’agresseur·se va se montrer sous son meilleur jour et coller aux désirs et attentes de l’autre. C’est ce qu’on appelle la phase d’appropriation : l’objectif c’est de plaire et que le·la partenaire soit conquis·e.

Ensuite, il·elle va mettre différentes stratégies en place pour assoir sa domination. Il·elle va les instiguer par petites touches subtiles au départ – qui vont s’intensifier avec le temps. Tout d’abord, l’agresseur·se va instaurer un climat d’insécurité et chercher à générer de la confusion chez l’autre, notamment en communiquant de fausses informations ou des informations contradictoires. Il·elle va également dévaloriser l’autre et inverser la culpabilité : l’agresseur·se fait porter à la victime la responsabilité des violences. Or, et c’est important de le rappeler, une personne n’est jamais responsable des violences qu’elle subit. L’ensemble de ces éléments vont permettre à l’agresseur·se de verrouiller le secret en empêchant la victime de parler et en se montrant sous son meilleur jour devant les tiers.

Ses stratégies sont si puissantes qu’elles vont affaiblir la victime et l’obliger, afin de survivre et d’éviter les violences, à s’adapter à l’autre (notamment ses comportements, pensées et valeurs). On peut alors avoir le sentiment que la personne a changé ou qu’elle n’arrive plus à penser par elle-même. En réalité, la victime se sent épuisée psychiquement et rencontre des difficultés à saisir ce qui est en train de se passer. Les tiers sont importants voir essentiels à cette période car c’est eux qui pourront l’aider à comprendre les effets de la relation et l’accompagner pour en sortir : c’est pour cette raison qu’il est primordial que les professionnel·les et chacun·e connaissent les mécanismes de la violence et les stratégies mises en place par l’agresseur·se.

Les violences conjugales : un cycle infernal

La première violence arrive après une période d’intense idéalisation. Face au danger et à la menace physique et/ou psychologique que cela représente, la victime peut se retrouver dans un état de dissociation psychique. Le cerveau se met en veille pour éviter la mort et se protéger, mais empêche également la victime de réagir. L’autre conséquence, c’est que cet état engendre une augmentation du seuil de tolérance à la violence et une absence de prise de conscience de cette dernière. En général, c’est à ce moment-là que l’emprise est totalement en place.

Le cycle pourra ainsi reprendre : lune de miel, tension, agression, justification. Cela s’inscrit dans une boucle sans fin avec pour conséquence un renforcement de l’emprise.

Pendant la période de lune de miel, tout se passe très bien. Puis arrive la phase de tension. Sous des prétextes fallacieux, l’agresseur·se commence à dévaloriser, humilier et critiquer son·sa conjoint·e. Cela se produit par petites touches très discrètes au début. La personne commence à s’inquiéter en permanence à l’idée d’une mauvaise réaction. Elle met en place des stratégies pour contenter l’autre et apaiser le climat. Elle prend l’habitude de faire plus attention à son propre comportement et à ses mots pour éviter de le·la contrarier.

Puis vient la phase d’agression où le·la conjoint·e laisse exploser sa violence. Il·elle peut donner l’impression de perdre le contrôle alors qu’en réalité, il·elle prend le contrôle de la personne. La victime ressent alors de la tristesse, de l’incompréhension et parfois de la colère. C’est à cette période qu’elle pourrait avoir envie de partir. Pour l’en empêcher, vient alors la phase de justification et de responsabilisation.

Durant cette phase, l’agresseur·se va très rapidement s’excuser tout en minimisant les violences : « Regarde ce que tu me fais faire, c’est parce que je t’aime trop ». La culpabilité qu’il ne ressent pas, l’agresseur·se la fait porter à la victime. Cette dernière, exposée à des violences régulières, perd complètement ses repères : elle doute de ses ressentis et perceptions, peut avoir le sentiment qu’elle devient folle et que c’est son comportement qui a généré cette agressivité. Elle éprouve alors un sentiment de culpabilité intense par rapport aux comportements de son·sa conjoint·e et aux souffrances ressenties.

Enfin, revient la phase de lune de miel : l’agresseur·se va à nouveau se montrer charmant·e, il·elle va par exemple offrir des cadeaux ou encore proposer de repartir à zéro. Ces phases seront de moins en moins utiles à mesure que l’emprise sera installée puisque la victime affaiblie pensera ne plus pouvoir échapper à son·sa conjoint·e et sortir de cette situation.

Des freins multiples au départ des victimes

En plus de ces mécanismes psychologiques, il y a la réalité matérielle et financière qui rend le départ difficile. Souvent rendues dépendantes financièrement par le·la conjoint·e violent·e, les victimes peuvent rencontrer des difficultés à trouver un nouveau logement, à être autonomes financièrement ou encore être inquiètes de perdre la garde des enfants…  En plus de ces éléments, il y a la dangerosité du·de la conjoint·e qui est loin d’être anecdotique. Les victimes peuvent en effet craindre les représailles. Preuve en est que 79 % des femmes sondées déclarent encore subir des violences après la rupture (celles-ci pouvant remonter à plus de 5 ans) et que le contexte de séparation est le premier facteur de féminicides en France.

En plus du problème humain et de santé causée par les violences, s’ajoute la dimension économique. En 2012, le coût lié aux violences conjugales avait été estimé en France à près de 3,6 milliards d’euros en prenant en compte les frais directs médicaux et de justice, ceux liés aux arrêts de travail des agresseur·ses et des victimes ou encore les frais occasionnés en lien avec l’aide sociale à l’enfance (pour les enfants qui seraient placés par exemple). Par ailleurs, il est également important de lever le voile sur le problème social que les violences conjugales posent – leur ampleur et leurs difficiles prises en charge doivent nous pousser à la réflexion… Il est urgent d’agir pour les faire cesser et lutter contre leurs conséquences.

L’actualité lève le tabou des violences conjugales

Le rideau se lève sur l’ampleur des violences conjugales sous l’impulsion du phénomène #Metoo. Ce mouvement, apparu en 2017, est né de l’affaire Harvey Weinstein, un célèbre producteur accusé par plusieurs dizaines de femmes de faits de viols et d’agressions sexuelles. En brisant la loi du silence, ces dernières ont incité d’autres victimes à prendre la parole sur les réseaux sociaux sous le #Metoo. Le phénomène a très vite pris de l’ampleur, d’abord aux Etats-Unis puis au niveau mondial. Des milliers de femmes ont ainsi dénoncé à leur tour les violences dont elles avaient été victimes. En France, elles se retrouveront sous le #BalanceTonPorc.

Jusqu’alors, la question des violences sexistes et sexuelles avait longtemps été considérée comme relevant de l’intime, d’un problème interpersonnel entre deux personnes. Au vu de l’ampleur du phénomène révélé par #MeToo, on a commencé à se poser la question d’une véritable maladie sociale, qui toucherait tous les pans de la société et tous les milieux sociaux.

#MeToo ce n’est pas simplement une libération de la parole des femmes, c’est aussi une libération des oreilles : on a enfin commencé à écouter les femmes victimes de violences. Car pour condamner les agresseurs, il faut d’abord que les femmes parlent. Mais cela ne suffit pas : il faut également que celles-ci soient entendues. Aujourd’hui encore les violences sont encore trop souvent banalisées, notamment à cause des stéréotypes qui les entourent.

Dans le cas des violences conjugales, les victimes collatérales sont nombreuses. On pense bien sûr aux enfants, mais l’entourage personnel et professionnel est également impacté. C’est le cas pour l’entreprise qui, au vu du nombre de femmes victimes de violences (1 victime sur 2 est salariée) est directement concernée. Elle est aussi le lieu où le ou la salarié·e passe le plus de temps. Les conséquences le plus souvent observées concernent une baisse de la productivité (du fait de difficultés de concentration au travail ou d’absences répétées) et une dégradation de l’ambiance de travail et du collectif.

Le rôle de l’entreprise

L’entreprise a un rôle important à jouer en matière de prévention. Dès lors, les efforts d’un employeur pour aider les victimes contribuent non seulement à améliorer la vie des salarié·es au quotidien mais aussi leur productivité au travail et, en définitive, ses résultats financiers. Faire de l’entreprise un lieu ressource est fondamental, d'autant que c’est souvent pour les victimes un lieu de respiration.​

Il faut également rappeler que l’entreprise est soumise à plusieurs obligations légales comme l’obligation de santé et de sécurité qui contraint l’employeur à prévenir les risques que les salarié·es rencontrent dans le cadre de leur fonction. Or, les violences conjugales peuvent avoir lieu sur le lieu de travail, entre salarié·es ou encore pendant le temps de travail. L’entreprise doit également protéger ses salarié·es contre les faits d’agissements sexistes, de harcèlement sexuel et de harcèlement moral. Enfin, et c’est très important, en 2019, l’Organisation Internationale du Travail a demandé aux états qui l'ont ratifiée de reconnaitre les effets de la violence domestique et d'atténuer son impact dans le monde du travail. La France l’ayant signé, des décrets devraient sûrement obliger les employeurs à prendre en compte ce risque prochainement au sein de l’entreprise.

Nous voyons à travers ces éléments que l’entreprise a un rôle à jouer dans la prévention des violences conjugales.

Si vous êtes victime ou témoin de violences conjugales, vous pouvez contacter le 3919.

Si vous êtes en danger, contacter la police au 17 ou au 114 par SMS.

Marie-Sixtine Bergeret

Psychologue clinicienne et Consultante EQUILIBRES