Les risques psycho-sociaux ont-ils un genre ?

La santé psychologique au travail est un sujet devenu central dans les politiques RH. Les remaniements du monde du travail et les différents scandales médiatiques, comme celui de l’amiante ou du harcèlement chez France Telecom, ont amené de nouvelles questions et avancées législatives qui ont poussé l’employeur à prendre des mesures pour protéger la santé et la sécurité des salarié·es.

Ces mesures paraissent efficaces puisqu’elles ont permis de faire diminuer les accidents du travail et les maladies professionnelles dans leur globalité. Pourtant, les chiffres cachent une autre réalité… On observe, chez les femmes, une augmentation des accidents du travail depuis 2001 et une augmentation deux fois plus rapide des maladies professionnelles depuis 2011 [1].

Dans cet article, nous chercherons à comprendre comment expliquer de tels écarts, dans la mesure où l’employeur a pour obligation de protéger tous·tes les salarié·es des risques auxquels ils·elles font face dans le cadre de leur travail. Nous verrons donc, après avoir redéfini les risques professionnels et le genre, comment la division genrée des métiers et les constructions sociales ont des conséquences sur le quotidien professionnel des femmes et les hommes.

Les risques professionnels : qu’est-ce que c’est ?

Les risques professionnels, ce sont l’ensemble des risques qui pourraient menacer la sécurité et la santé des salarié·es. Ils peuvent être par exemple d’ordre physiques, chimiques (comme être exposé aux produits cancérigènes) ou radiologiques (être exposé à des radiations par exemple). Ils sont aussi psychologiques, il s’agit des risques psycho-sociaux.

Souvent, quand on parle de risques psycho-sociaux, on parle à la fois de leurs causes et de leurs conséquences. Les causes sont en lien avec les facteurs organisationnels et/ou relationnels dans le travail, par exemple :

  • Les exigences du travail (ex : la charge et le rythme de travail)
  • Les exigences émotionnelles (ex : gérer l’agressivité d’un·e client·e ou devoir accueillir des émotions négatives chez l’autre tout en maitrisant les siennes)
  • L’autonomie qu’on laisse à un individu sur son poste
  • Les rapports humains
  • Le respect de nos valeurs

Ces éléments, du fait de leur présence, absence ou lorsqu’ils se cumulent, ont des conséquences.

L,’une d’elle est le stress. Il s’agit d’une réaction physiologique et naturelle chez l’être humain lorsque l’individu perçoit les exigences de l’environnement comme dépassant ses capacités pour y faire face [2]. Qui ne s’est jamais senti dépassé par le nombre de tâches qu’il avait à faire ou encore par la peur de ne pas réussir à parler en public ?

Ressentir du stress au travail, ça arrive et c’est normal. Le problème, c’est lorsqu’il dure dans le temps. Il peut amener toutes sortes de complications physiques et psychologiques. L’une d’entre elle étant l’épuisement professionnel (également appelé burn-out) qui crée des symptômes somatiques (maladies cardio-vasculaires, troubles musculo–squelettiques, …). Notons que ces symptômes sont les symptômes du stress et qu’ils peuvent apparaître même avant la survenue d’un burn-out.

On utilise le terme de risque, car il n’y a pas de risque zéro. On ne peut pas supprimer le stress du travail. En revanche, on peut minimiser sa survenue pour protéger les salarié·es de ses conséquences qui peuvent être graves. Pour bien comprendre cette notion : prenons un exemple. En voiture, le risque 0 d'avoir un accident n'existe pas. Vous avez beau être en pleine forme, avoir une bonne conduite, il y a toujours l'environnement extérieur. En revanche, vous diminuez sa probabilité d'apparition si vous êtes en bonne forme pour conduire, si vous n'avez pas pris de médicament ou d’alcool...

L’enjeu des risques professionnels est donc avant tout humain mais aussi médiatique, en relation avec l’image et l’attractivité de l’entreprise. Il y a également l’enjeu économique. Aujourd’hui, la question de la santé psychologique au travail est centrale. L’hyperstress concernerait 24% des salarié·es selon l’Observatoire du Stress au Travail [3], et ainsi 50% des arrêts maladies seraient en lien avec des problématiques de stress au travail.

Par ailleurs, il existe aussi un enjeu juridique. La loi impose d’évaluer ces risques et de les intégrer dans le document unique d’évaluation des risques professionnels, un document qui répertorie ces derniers. Ensuite, l’entreprise doit mettre en place des actions de prévention pour permettre d’en limiter leur apparition. Aujourd’hui, ces derniers sont analysés mais souvent au « masculin neutre » et ce malgré des obligations légales, souvent méconnues, de prendre en compte les différences entre les hommes et les femmes. Il est précisé, depuis 2014, dans le Code du Travail, que « l’évaluation des risques professionnels doit tenir compte de l’impact différencié de l’exposition au risque en fonction du sexe ».

En effet, les études montrent aujourd’hui qu’en fonction de son genre, on ne sera pas nécessairement soumis aux mêmes risques. Les femmes sont les principales victimes du sexisme et du harcèlement sexuel. La probabilité qu’elles souffrent de troubles musculo–squelettiques est 22% plus élevée (à ancienneté, âge, taille d’établissement et famille professionnelle identique) que les hommes. Les hommes, quant à eux, sont plus soumis à des pénibilités physiques comme l’exposition à des bruits intenses ou aux ports de charges lourdes… Par exemple, parmi les salarié·es exposé·es à au moins un produit cancérigène dans le cadre de leur travail, 80% sont des hommes [4].

Une évaluation biaisée des risques ?

Pour bien comprendre ces clivages, il faut d’abord comprendre la division genrée du monde du travail. Commençons pour ce faire par clarifier ce qu’est le genre et surtout ce qu’il implique en termes de différences. Le genre, contrairement au sexe biologique, définit une construction sociale donnant des rôles sociaux différenciés aux hommes et aux femmes. Ces rôles sont attribués en fonction de stéréotypes : les hommes seraient forts et auraient du leadership, ils seraient capables de résister au stress et d’assumer des responsabilités alors que les femmes seraient douces, sociables, empathiques et sauraient s’occuper des enfants. Ils sont élaborés en opposition les uns des autres : force/douceur, responsabilité/fragilité, investissement professionnel/investissement familial. Ce qui est féminin n'est pas masculin et ce qui est masculin n’est pas féminin.

Ces stéréotypes sont transmis dès l’enfance et ont un impact sur notre manière d’éduquer les enfants. Ils sont transmis par les jeux : les petites filles jouent à la dinette pendant que les garçons s’adonnent à des jeux de construction… mais aussi par l’école, l’éducation familiale, la publicité et plus tard les études et le monde du travail.

Cette éducation genrée va avoir une incidence sur l’orientation scolaire des jeunes hommes et des jeunes femmes et par la suite sur leur maintien dans certaines professions. En effet, nombre de femmes dans certaines filières métiers rencontreraient des difficultés à trouver de la légitimité et devraient faire face au sexisme. En conséquence, certaines femmes décideraient de changer de secteur à terme pour éviter ces comportements. Les chiffres sont d’ailleurs très parlants : seulement 13 filières métiers sur 87 sont mixtes (c’est-à-dire que la part des hommes et des femmes se situent entre 40 et 60%). Une majorité de femmes travaille dans les métiers dits du service ou du care: santé, éducation, action sociale et service au particulier. A l’inverse, on compte de nombreux hommes dans les secteurs de l’informatique, du BTP et de la manutention. Les métiers techniques ou physiques donc…

Et justement, une grande majorité d’avancées législatives et de prises en compte des risques professionnels ces dernières années ont été en lien avec des pénibilités physiques et des risques chimiques. Faisant ainsi diminuer les maladies professionnelles et accidents du travail, mais comme nous l’avons évoqué précédemment, pas de manière égale pour les hommes et les femmes...

Comment peut-on expliquer ce phénomène ?

D’abord, cela peut se comprendre par le fait que les femmes et les hommes n’exercent pas les mêmes métiers et que les dangers des métiers à dominance féminine sont moins évidents à analyser, car moins dramatiques que ceux des emplois à dominance masculine. Par exemple, certaines filières métiers extrêmement féminisées sont des métiers dit du service ou du care, comme les aides-soignantes, les infirmières ou encore les aides à domicile. Ces personnes doivent travailler avec des personnes en détresse. Cela demande des compétences et un travail émotionnel important, qui peut représenter une source de stress et donc de risque qui doit être accompagné par les organisations. Pourtant ce dernier n’est pas encore suffisamment pris en compte dans l’évaluation, car il n’est pas reconnu et il est souvent invisibilisé. De plus, ces compétences ont tendance à être naturalisées, c’est-à-dire considérées comme innées chez les femmes, car celles-ci auraient des prétendues qualités d’écoute et d’empathie.

Par ailleurs, même lorsque les femmes exercent les mêmes métiers que les hommes, elles sont confrontées à des inégalités. La chercheuse Karen Messing [5] a étudié cette question. Elle explique que l’évaluation des risques professionnels pour les femmes se heurte à un obstacle : on constate que les spécificités des femmes ne sont pas prises en compte. Cela est renforcé par le fait que ces dernières aient peur d’être perçues comme incompétente ou de ne pas être un « homme comme les autres » si elles demandaient des adaptations. Son équipe a réalisé une étude dans une usine qui a par exemple montré que le port de charge lourde n’était pas adapté aux femmes. En effet, l’angle de déploiement de la charge était adapté à un homme de taille moyenne ce qui a conduit à générer 3 fois plus d’accidents du travail pour les femmes que pour les hommes.

De manière plus générale, la médecine et donc la santé sont encore soumises à des biais de genre. Des exemples dans ce cadre sont édifiants : l’infarctus du myocarde est aujourd’hui largement sous diagnostiqué chez les femmes. Lorsqu’une femme expliquerait être fatiguée et avoir une gêne dans la poitrine, on aurait tendance à lui prescrire des anxiolytiques tandis que l’on orienterait plutôt un homme vers un cardiologue. A l’inverse, l’ostéoporose est aujourd’hui sous diagnostiquée chez les hommes car perçue comme une maladie touchant les femmes ménopausées[6]. Et dans ce cadre, la santé mentale n’est pas épargnée… on parlera plus facilement de dépression chez les femmes que chez les hommes. Pourtant, même si certaines manifestations peuvent être différentes, elles n’en demeurent pas moins très présentes chez les hommes. Nous pourrions ainsi citer de nombreux exemples où les stéréotypes de genre influencent la santé et la façon dont on dépiste et on soigne…

De plus, les violences faites aux femmes dans la sphère du travail sont non négligeables. Une femme sur cinq serait harcelée sexuellement au cours de sa carrière, une donnée notable quand on sait que pour 24% des victimes cela à des conséquences sur la santé physique et/ou mentale et que pour 22% d’entre elles cela a engendré un arrêt de travail[7].

Enfin, les inégalités auxquelles les femmes doivent faire face dans la sphère domestique n’épargnent pas le monde de l’entreprise. L’étude SIP montre que les personnes seul·es, élevant un ou plusieurs enfants ont plus de chance d’avoir une santé mentale fragilisée, et ce de façon croissante avec le nombre d’enfants [8]. L’étude fait le même constat pour les femmes en couple hétérosexuel. En revanche, pour les hommes en couple, aucun lien n’a pu être établi entre la santé mentale et le nombre d’enfants… Une hypothèse est que les femmes portent encore largement la charge mentale et la responsabilité familiale au sein des couples hétérosexuels.

On comprend que les hommes et les femmes n’exercent pas les mêmes métiers et que même lorsque c’est le cas ils ne sont pas soumis aux mêmes exigences, en raison des stéréotypes de genre présents au sein de l’entreprise. Différentes études vont en ce sens et notamment deux études faites en 2003 et 2010 [9] montrant une surexposition des femmes aux risques psycho-sociaux.

Ce que l’on comprend donc, c’est que l’organisation du travail reste, malgré des efforts fait en ce sens ces dernières années, encore très genrée et qu’en conséquence les risques professionnels le sont également.  Donc lorsque l’on cherche à les prévenir, il est important de le prendre en compte pour mettre en place des politiques adaptées à chacun et chacune dans l’entreprise.

 

Comment les entreprises peuvent-elles prévenir efficacement les risques ?

Tout d’abord, en prenant en compte tous les risques qui concernent l’entreprise, et qui pourraient avoir tendance à être invisibilisés. Comme par exemple : les exigences émotionnelles, l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle, le sexisme et plus largement les violences sexistes et sexuelles.

En évaluant ces risques, nous préconisons d’intégrer une dimension genrée dans le document unique de prévention des risques professionnels. Il est possible de réaliser des statistiques genrées, ce qui rendra ensuite plus aisé d’identifier les différentes zones problématiques et les actions à mettre en place pour les prévenir. En effet, nous pouvons penser notamment à la conciliation vie professionnelle/vie personnelle, mais aussi aux troubles musculo–squelettiques : il s’agit de la première maladie professionnelle et les femmes y sont plus exposées que les hommes.

Au-delà de ces statistiques, il est important de prendre plus largement en compte les différences entre les hommes et les femmes, notamment lorsque l’on réfléchit aux différentes politiques de santé au travail. Entre autres, les menstruations, la grossesse et la ménopause sont rarement prises en considération dans ses politiques et ont pourtant des conséquences importantes sur la vie des femmes. Ces éléments sont encore aujourd’hui perçus comme relevant de la sphère privée et pourraient pourtant nécessiter des aménagements de poste. Par exemple, les menstruations engendrent, plusieurs jours par mois et chaque mois, chez de nombreuses femmes, de la fatigue et des douleurs. La grossesse, qui concernent une partie des femmes, est un moment de bouleversement tant à un niveau personnel que professionnel. Cela doit être accompagné par les entreprises pour que les femmes ne vivent pas certaines discriminations en lien avec leur état de santé ou que ce ne soit pas au collectif de travail de pallier les éventuelles absences. Pour éviter certains biais au niveau individuel et collectif, il est important de toujours travailler et réfléchir avec des groupes de travail mixtes pour l’élaboration des procédures et des documents. Une piste également est d’intégrer la dimension genrée dans la mise en place des accords sur le bien-être au travail, pour s’assurer que les budgets profitent équitablement à tout le monde.

Et par ailleurs, vous pouvez sensibiliser aux stéréotypes de genre dans l’entreprise (les dirigeant·es, les RH, les managers, mais aussi la médecine du travail), notamment pour prévenir et éviter ce biais dans l’organisation du travail et la façon dont on manage ses équipes. Par ailleurs, au-delà du sexisme, il est essentiel de prévenir et de sensibiliser sur la question des violences sexistes et sexuelles qui entraînent des conséquences sur la santé.

En conclusion, on peut garder à l’esprit la ligne directrice de penser une entreprise inclusive face aux différences et aux spécificités de chacun·e, pour que la santé de tous et toutes soit garantie.

Marie-Sixtine Bergeret

Psychologue clinicienne et Consultante EQUILIBRES

Sources :

[1] Photographie statistique de la sinistralité au travail en France selon le sexe | Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT). (s. d.). https://www.anact.fr/photographie-statistique-de-la-sinistralite-au-travail-en-france-selon-le-sexe

[2] Lazarus , R., & Folkman , S. (1984). Stress, appraisal and coping. New York: Springer.

[3] Observatoire de la santé psychologique au travail, Stimulus (2017) https://www.stimulus-conseil.com/observatoire-de-sante-psychologique-travail/ 

[4] Bouvard, M., & Tissot, É. (2023, 11 juillet). Plus d’un salarié sur dix exposé à un produit cancérogène. Éditions Tissot. https://www.editions-tissot.fr/actualite/sante-securite/plus-dun-salarie-sur-dix-expose-a-un-produit-cancerogene

[5] Messing, K. (2010). Santé des femmes au travail et égalité professionnelle : des objectifs conciliables ? Travailler, n° 22(2), 43‑58. https://doi.org/10.3917/trav.022.0043

[6] Genre et santé · InserM, La science pour la santé. (s. d.). Inserm. https://www.inserm.fr/dossier/genre-et-sante/

[7] Défenseur des droits (2014). Enquête sur le harcèlement sexuel au travail. https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/ddd_etu_20140301_harcelement_sexuel_enquete_0.pdf

[8] Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (2006). L’enquête Santé et itinéraire professionnel (SIP). https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sources-outils-et-enquetes/06-lenquete-sante-et-itineraire-professionnel-sip

[9] DARES (2010). La surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels (2010). https://dares.travail-emploi.gouv.fr/enquete-source/la-surveillance-medicale-des-expositions-des-salaries-aux-risques-professionnels