La discrimination raciale : parent pauvre des politiques diversité inclusion ?

Forts des constats en matière de discrimination raciale et sous l’impulsion des pouvoirs publics, les politiques diversité ont fait leur début en entreprise dans les années 2000.  Les actions mises en œuvre dans les entreprises venaient ainsi répondre à une forte critique sociale qui érigeait le critère de l’origine comme motif de discrimination systémique (1). En témoigne la création de la Charte de la diversité en 2004, centrée sur ce critère. Le troisième article de ce texte incite les organisations signataires à s’engager en faveur de « la représentation de la diversité de la société française dans toutes ses différences et ses richesses, les composantes culturelle, ethnique et sociale, au sein des effectifs et à tous les niveaux de responsabilité. » (2)

Pourtant, une vingtaine d’années plus tard, les actions de prévention et de communication relatives à la discrimination raciale se sont largement étiolées dans les agendas D&I des organisations. Le sujet est, la plupart du temps, traité sous l’angle des quartiers, les entreprises mettant en place des partenariats qui comprennent des programmes d’insertion, de mentorat ou de recrutement à destination des jeunes résidant dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV). (3)

Des actions tournées vers l’externe donc, en faveur de l’accessibilité de l’entreprise au plus grand nombre. A ce stade, il existe encore très peu d’actions diagnostiquant les réalités et pratiques internes des entreprises à partir du critère ethno-racial.  

Pourtant, les chiffres en la matière soulignent tous une réalité tangible : l’amplitude du phénomène. L’origine et la couleur de peau apparaissent comme le premier motif de discrimination selon les Français·es (4), et 28 % des employé·es français·es ont déjà été victimes ou témoins d'un acte raciste sur leur lieu de travail (5).

Quelles explications peut-on alors avancer, lorsque la discrimination raciale est perçue comme forte dans les entreprises, mais que les moyens mis en œuvre ne sont pas toujours à la hauteur de cette réalité ?  

Un sujet complexe souvent délaissé par les organisations

Plusieurs niveaux d’explications peuvent se superposer pour comprendre les raisons de cette mise en retrait du critère ethno-racial.

Premièrement, la discrimination raciale ne bénéficie pas d’un arsenal réglementaire incitatif à l’instar du triptyque handicap, égalité professionnelle et intergénérationnel. Bien sûr, le critère de l’origine appartient aux 26 critères à partir desquels il est interdit de traiter une personne différemment d’une autre, mais il n’y a par ailleurs aucune pénalité financière pour les entreprises qui ne s’engagent pas activement en faveur du sujet - par exemple en mettant en place un plan d’action visant à supprimer ou à prévenir les discriminations en raison de l’origine et promouvant la diversité dans l’entreprise.

Si le critère ethno-racial n’est pas associé à une règlementation incitative, c’est notamment car les organisations ont des difficultés à identifier les employé·es par leurs origines. En effet, à l’inverse des Etats-Unis, où le dispositif de discrimination positive sur le critère ethno-racial peut s’appliquer à deux domaines - l’emploi et l’attribution des marchés publics -, en France, les collectes de données statistiques à partir d’un tel critère sont interdites, même si elles ont pour finalité d’identifier les différences de traitement et de les supprimer (6). Il est possible d’analyser des différences de traitement dans les organisations à partir du critère objectif qu’est le patronyme (c’est d’ailleurs ce critère qui est utilisé dans les testing CV), mais ce dernier ne reflète pas systématiquement l’appartenance ethno-raciale. Il convient ici de noter que jusqu’à la décision Students for Fair Admissions v. Harvard sur laquelle la Cour Suprême des Etats-Unis a rendu sa décision le 29 juin 2023, la discrimination positive était aussi autorisée outre-Atlantique dans le contexte d’admission aux universités.

En outre, le fait que la discrimination raciale puisse être reléguée au second rang des politiques diversité et inclusion peut s’expliquer en partie par la confusion qu’il existe dans l’usage des termes relatif à ce sujet. En effet, la perception de ce qu’est la discrimination raciale reste encore trop souvent apparentée au racisme en tant qu’idéologie (7), un mode de pensée qui est l’apanage d’une minorité. Cependant, les actes et propos racistes – c’est-à-dire la discrimination raciale - n’ont pas nécessairement pour fondement une idéologie raciste. Un comportement discriminatoire peut avoir un fondement raciste, mais pas automatiquement, et inversement. Prenons pour exemple un·e recruteur·se qui choisirait d’écarter un·e candidat·e d’un entretien de recrutement en raison de sa couleur de peau, un acte discriminatoire dont la source serait un·e client·e ou un·e manager qui souhaite uniquement des personnes blanches à ce poste. Dans ce cas de figure, le·la recruteur·se commettrait une discrimination raciale sans pour autant être lui-même animé·e par une idéologie raciste. Il n’en demeure pas moins que l’acte du·de la recruteur·se pourrait être sanctionné au niveau disciplinaire, civile et pénal, tout comme l’injonction à discriminer adressée par le client ou le manager.

Enfin, il faut reconnaître que le périmètre de la discrimination raciale n’est pas forcément intuitif à première vue. A partir de quel moment peut-on parler de discrimination raciale et que comprend ce terme ?

Discrimination raciale : de quoi parle-t-on ?

En droit, une discrimination est un traitement défavorable fondé sur un critère défini par la loi - il en existe 26 aujourd’hui en droit français, dans le code du travail et le code pénal (8) -, dans un domaine déterminé par la loi : accès au logement, à l’éducation, à la fourniture d’un bien ou d’un service, ou accès l’emploi. Si l’on se penche sur la thématique de la discrimination raciale en milieu professionnel, c’est donc le domaine de l’accès à l’emploi qui nous intéresse. Bien que l’embauche soit indéniablement l’un des principaux moments où peut opérer la discrimination raciale dans le domaine de l’accès à l’emploi, la discrimination peut s’appliquer à n’importe quel moment de la trajectoire professionnelle (augmentation, promotion, éventuelles sanctions, etc…).

Enfin, l’auteur·e présumé·e d’une discrimination peut être une personne physique (un individu) ou morale (une association, une entreprise...), une personne privée (une entreprise) ou publique (un service de l'État, une collectivité territoriale, un service public hospitalier), ou plusieurs personnes à la fois.

La discrimination raciale étant un concept intersectionnel, ce sont plusieurs critères prohibés par le droit français qui s’y rattachent :

La discrimination raciale désigne toutes les formes de traitement défavorable (propos, comportements, procédures) effectué sur la base de l’origine, du nom de famille, de l’apparence physique (par exemple, la couleur de peau), de l’appartenance réelle ou supposée d’une personne à une ethnie, à une nation, à une prétendue race, ou encore sur la base des convictions religieuses.

L’adjectif « supposée » signifie que l’origine ou l’affiliation religieuse est présumée, par exemple, à partir de l’apparence physique, de la couleur de peau, du nom de famille ou de l’accent de la personne, sans que cette dernière ne soit nécessairement réellement de cette origine, ou pratiquante de cette religion.

Distinguer « être raciste » et « faire des choses racistes » (9) :
une conversation courageuse au service d’un parti pris nécessaire

Les agissements racistes peuvent s’apparenter à des brimades, des mises à l’écart, des reproches sans lien avec le travail effectué et fondés sur le motif de l’origine ou de l’affiliation religieuse réelle ou supposée. Mais ils peuvent également prendre la forme de blagues ou plaisanteries, de propos déplacés, d’incivilités… Bref, de ce qu’on qualifie aujourd’hui de « micro-agressions » dans le langage courant.

Il faut donc s’atteler à distinguer un racisme intentionnel et idéologique et des manifestations de ce qu’on appelle le « racisme ordinaire » ou « racisme voilé » (11), dont l’intention n’est pas nécessairement malveillante, mais qui est empreint de stéréotypes et qui mine la vie quotidienne des salarié·es qui en sont victimes.

Pour lutter contre le racisme et la discrimination raciale au travail, il est nécessaire d’en discerner les multiples formes. Que se cache-t-il derrière la notion de racisme ? Pourquoi, dans la politique de prévention de l’entreprise, ne pas adopter la logique des biais et des stéréotypes plutôt que celle d’individus isolés ?

La notion d’intentionnalité est centrale pour évoquer la question des discriminations raciales, et globalement toutes formes de discriminations.

C’est d’ailleurs le sens que l’on peut donner à la définition du harcèlement discriminatoire, qui est une forme de discrimination (ou de harcèlement moral dès lors qu’il y a répétition), qui souligne la possibilité d’un acte guidé par une intention (« l’objet »), ou non (dans ce cas, on s’intéresse à « l’effet »). Il est défini ainsi :

« Tout agissement lié à [un motif prohibé], subi par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant » (10)

Ces manifestations - plaisanteries sur la couleur de peau, l’origine ou la religion - constituent autant de micro-agressions qui n’en sont pas moins répréhensibles dans la mesure où elles peuvent « porter atteinte à la dignité ou créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant » pour la personne qui en est victime, et leur impact sur la santé et l’estime de soi n’est pas négligeable.

A ce titre, l’humour est souvent érigé en rempart. En accusant la personne qui subit la « blague » de ne pas avoir d’humour, l’auteur·e du propos crée un motif qui vise à exclure l’autre du collectif, la sanction sociale se retournant contre lui. La personne peut alors subir une double peine : à la fois victime de racisme et ostracisée.

Pour annuler la charge morale qui pèse sur le thème de la discrimination raciale et enfin pouvoir le traiter comme il se doit, les entreprises doivent pouvoir s’en saisir sous l’angle des stéréotypes ethno-raciaux, que, finalement, nous avons tous et toutes intégrés de manière inconsciente. Il revient donc aujourd’hui aux entreprises de veiller à ce que leurs parties prenantes parlent un langage commun sur la question du racisme et de la discrimination raciale en étant les plus pédagogues possible sur les notions de micro-agressions et de stéréotypes inconscients, et de leurs impacts sur l’individu et le collectif de travail, toujours au plus près des manifestations au quotidien.

Quels bénéfices pour l’entreprise à s’emparer de ce sujet ?

Au-delà d’un enjeu éthique évident, nombreux sont les bénéfices pour les entreprises qui s’emparent du sujet.

Tout d’abord, le risque de contentieux pour discrimination ou harcèlement discriminatoire est naturellement plus faible, la prévention ayant opéré en amont.

Aujourd’hui, ce sont également les enjeux d’image qui, en la matière, sont forts. Impossible d’ignorer les enjeux réputationnels qui impactent le business des entreprises épinglées pour discrimination sur les réseaux sociaux ou dans les médias. Le plan national de lutte contre le racisme, l'antisémitisme et les discriminations liées à l'origine s’étalant sur la période 2023-2026 réaffirme d’ailleurs la « mise en place d’une vraie politique de testing renforcé sur les discriminations à l’embauche » (12), le gouvernement lançant régulièrement des campagnes de testing CV qui se soldent par l’affichage des bons ou mauvais élèves parmi les entreprises sélectionnées.

Enfin, bon nombre de publications et d’études ont désormais démontré l’impact d’une politique diversité et inclusion ambitieuse sur la performance des salarié·es : bien-être au travail, esprit d’innovation et de créativité, rétention des talents…

Quels leviers d’actions pour l’entreprise ?

Pour prévenir la discrimination raciale et ainsi contribuer à promouvoir la diversité et l’inclusion, les organisations peuvent agir à plusieurs niveaux.

Tout d’abord, comme mentionné ci-dessus, il appartient aux entreprises de traiter cette thématique comme un sujet à part entière, dans son intersectionnalité avec les autres sujets D&I, en soulevant là aussi la question des stéréotypes inconscients.

  1. Mesurer les inégalités de traitement ou leur vécu

Les plans d’action ont tout intérêt à débuter par un diagnostic (objectif – fondé sur les données - et subjectif – fondé sur le ressenti des salarié·es). Au niveau de la discrimination raciale, le cadre législatif français permet de veiller, via le registre du personnel, à ce qu’il n’y ait pas d’éventuels écarts inexpliqués entre les salarié·es sur le critère du patronyme lors des recrutements ou au cours du déroulement de carrière.

Par ailleurs, si l’entreprise bénéficie d’un dispositif de signalement, il convient de noter le nombre de saisines qui concernent les discriminations présumées sur le critère de l’origine.

Enfin, de plus en plus d’organisations intègrent dans leur baromètre annuel sur la qualité de vie au travail des questions relatives à la diversité et à l’inclusion. Dans le cadre de ces baromètres anonymes, il est tout à fait possible d’intégrer des questions qui appellent une réponse déclarative de la part du·de la salarié·e sur son origine, elle-même définie en référence à des aires géographiques (africaine, antillaise ou caribéenne, asiatique, maghrébine, européenne, française…) et des pays (France, Algérie, Portugal, Sénégal, Turquie…), puis de les croiser avec des questions relatives à un vécu de discrimination, en tant que témoin ou victime.

  1. Communiquer et former 

La formation des managers et du personnel RH au recrutement et à la gestion de carrière non discriminants est incontournable (voire obligatoire, en fonction de la taille de l’entreprise) et a un impact fort sur la prévention des comportements inappropriés, ainsi que la sensibilisation de l’ensemble des collaborateur·rices à la question des stéréotypes inconscients.

Vous pouvez communiquer sur la prévention des discriminations régulièrement et à des dates clés (journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale ; journée internationale des droits de l’Homme…).

Enfin, vous pouvez accompagner la création de réseaux internes dédiés à cette thématique afin qu’elle soit portée au plus près du terrain.

  1. Sécuriser les process avec les parties prenantes (clients, fournisseurs…)

Il arrive régulièrement que des propos et des comportements racistes émanent de client·es ou fournisseurs en direction de salarié·es des entreprises.

Pour prévenir toute demande ou comportement discriminatoires, vous pouvez par exemple créer une charte éthique et de bons comportements à faire signer par vos parties prenantes, et former vos salarié·es aux techniques de réaction en cas de situation discriminante.

  

Ainsi, si les politiques diversité des entreprises ciblent prioritairement le handicap, l’égalité femmes-hommes et l’intergénérationnel – c’est-à-dire des thématiques qui font l’objet d’incitations politiques et financières de la part des autorités publiques -, il est temps de se lancer au-delà d’une politique tournée vers la résolution aléatoire de cas individuels en matière de discrimination raciale, et, en tant qu’entreprise, d’endosser son rôle d’accélérateur de progrès social, en proposant une politique de prévention et de traitement ambitieuse insérée dans la stratégie D&I.

Emilie Fréchet

Consultante EQUILIBRES

SOURCES

  1. Discrimination systémique – définition du Conseil de l’Europe: La discrimination systémique implique les procédures, les habitudes et une forme d’organisation au sein d’une structure qui, souvent sans intention, contribuent à des résultats moins favorables pour les groupes minoritaires que pour la majorité de la population, en ce qui concerne les politiques, les programmes, l'emploi et les services de l'organisation.
  2. Charte de la diversité : https://www.charte-diversite.com/charte-de-la-diversite/
  3. Le racisme et la discrimination raciale au travail - Anaïs Coulon | Dorothée Prud’homme | Patrick Simon
  4. Baromètre du DDD La perception des discriminations dans l'emploi (2021) - Chiffre : 68 % des Français·es considèrent que des personnes sont souvent ou très souvent discriminées en France du fait de leur origine ou couleur de peau
  5. Etude menée par le site de recrutement Glassdoor « Diversity & Inclusion Study » (2019)
  6. https://frenchamerican.org/wp-content/uploads/egalite-de-traitement-dans-lemploi-1.pdf
  7. Définition du racisme en tant qu’idéologie selon Wikipédia : Le racisme est une idéologie qui, partant du postulat de l'existence de races au sein de l'espèce humaine, considère que certaines catégories de personnes sont intrinsèquement supérieures à d'autres
  8. Discriminations - Cadre juridique français : Article L1132-1 du Code du travail et Article 225-1 du Code pénal
  9. Le racisme et la discrimination raciale au travail - Anaïs Coulon | Dorothée Prud’homme | Patrick Simon
  10. 1 de la loi n°2008-496 du 27 mai 2008
  11. Philippe Bataille, Le racisme au travail
  12. https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/plan-national-de-lutte-contre-le-racisme-l-antisemitisme-et-les-discriminations-liees-l-origine-2023-89325

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